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Tribune 3 – Appel du collectif Stop Dividendes Fictifs
Comptabiliser les coûts du carbone pour rendre les comptes des entreprises sincères.
Et si les comptes des grands groupes étaient erronés parce que sous-estimant les coûts futurs des obligations liées aux engagements de neutralité carbone en 2050 ? Les obligations juridiques d’atténuation et de réparation des impacts environnementaux impliquent d’anticiper les charges futures liées à ces contraintes. Pourtant, il apparaît que les coûts futurs liés au respect des engagements de neutralité ne sont pas aujourd’hui comptabilisés correctement. Comment combler cette lacune ?
Pour une meilleure évaluation des bilans
Selon les normes comptables, les valeurs des actifs du bilan des entreprises (matériels, usines, sites d’extraction) doivent être au moins égales au montant cumulé des bénéfices futurs issus de leur exploitation. Dans le cas contraire, il est nécessaire de déprécier ces valeurs comptables par constatation d’une « provision » qui diminue immédiatement le résultat. Pour que les comptes soient sincères, il faut tenir compte des obligations d’atténuation et de réparation des dommages sur la santé et l’environnement. Impact financier oblige, les grands groupes en sous-estiment souvent le montant. Par ailleurs, si les entreprises évaluent parfois ce coût dans leurs projets d’investissements, son caractère imprévisible d’ici 2050 reste l’excuse pour ne pas l’appliquer dans leur comptabilité.
Or cela est incohérent avec les engagements que prennent ces mêmes grandes entreprises au nom des Accords de Paris, ou de l’objectif Zéro Emission Nette (ZEN) de gaz à effet de serre. Ces engagements impliquent la nécessité de rendre accessible cet objectif à l’ensemble de leurs parties prenantes, fournisseurs et clients inclus. Pourtant, ces grands groupes, souvent en situation d’oligopole, jouent un rôle pivot de décisionnaire les responsabilisant directement dans la réussite de la transition.
Des voix appellent à mieux chiffrer les coûts liés à l’engagement ZEN
Un nombre croissant d’entreprises annoncent prendre en considération un « coût futur du carbone » pour évaluer leurs cash-flows prévisionnels. Cependant, dans son rapport 2021 sur les informations fournies et les engagements pris par les entreprises dans ce domaine, l’Autorité des Marchés Financiers souligne l’insuffisance des tests de dépréciation et recommande aux entreprises « de s’interroger sur l’existence d’indices de pertes de valeur liés aux changements climatiques nécessitant la réalisation de tests de dépréciations sur certains actifs. »
Par ailleurs, le Tribunal de La Haye, dans l’affaire Shell jugée en 2021, considère que les impacts environnementaux de certaines activités ne peuvent être évalués qu’en tenant compte aussi des usages des produits, ce qui est le cas pour l’activité pétrolière. Il ordonne à Shell « de limiter ou de faire limiter le volume annuel cumulé de toutes les émissions de CO2 dans l’atmosphère (Périmètres 1, 2 et 3) en raison des activités commerciales et de la vente de produits porteurs d’énergie du groupe Shell dans une mesure telle que ce volume aura diminué d’au moins 45 % net à fin 2030 ». Ce qui condamne l’entreprise à cesser tout nouveau forage.
Pourquoi prendre en compte les coûts de réparation des impacts du CO2 ?
Pour évaluer dans les comptes les coûts et les risques liés aux impacts environnementaux futurs, l’affectation d’une valeur sociale du carbone apparaît la plus appropriée. Alain Quinet présente très bien cette problématique.« Il faut soigneusement distinguer deux approches du prix du carbone. Le prix peut d’abord être conçu comme une « valeur tutélaire » […] valorisant la tonne de CO2 abattue par sa contribution à l’objectif de décarbonation ; (…) une valeur de la tonne de CO2 de 250 € dès l’horizon 2030 est nécessaire pour se placer sur le chemin critique de l’objectif ZEN. Le prix peut aussi être conçu comme un tarif, une écotaxe ou un prix de quota. Dans ce cas, le prix à anticiper peut être inférieur à la trajectoire de « valeur tutélaire » car l’État dispose d’une palette d’instruments de politique publique […] pour faire converger les actions individuelles vers l’objectif ZEN. »
Une étude récente menée par un groupe d’économistes américains reconnus a réévalué le coût social du carbone, dans une perspective globale. Il en ressort une valeur de 185 $ par tonne de CO2 dès 2020. Ses conclusions ont été reprises par l’Environmental Protection Agency des Etats-Unis.
Cette valeur représente probablement l’évaluation la plus rigoureuse des impacts de l’entreprise sur l’environnement, la biodiversité, la santé. Ne pas comptabiliser les coûts sociétaux de l’activité dont l’entreprise est responsable revient à gonfler un bénéfice comptable qui n’a pas de légitimité. Ainsi, des dividendes peuvent être distribués avant que l’entreprise ne se soit acquittée des dommages qu’elle crée. La dimension économique – celle du risque d’actifs « échoués » lorsque les politiques climatiques se durciront – complète la dimension juridique des coûts sociaux occasionnés par l’entreprise et justifie d’autant plus d’intégrer clairement cette approche dans les procédures de valorisation comptable.
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Le risque de sur-évaluation du résultat distribuable du fait d’une valeur du carbone non cohérente avec les engagements climat remet en question sa légitimité. Et beaucoup d’entreprises n’ont encore pas intégré à sa juste valeur ce risque dans leurs comptes.
Faute de réaction de leur part, elles se retrouveront dans la même situation qu’au cours du XIXe siècle où les juges furent amenés à apprécier « la réalité d’un bénéfice d’après la certitude plus ou moins grande de sa réalisation » (Nourrissat, 1906), c’est-à-dire, en l’occurrence ici, en fonction de la capacité de l’entreprise à tenir compte de ses engagements climat avant toute distribution de dividendes. Il convient donc d’anticiper les décisions qui ne manqueront pas d’être prises à l’avenir par les autorités de contrôle et les tribunaux.
Les signataires fondateurs
Muttiah Yogananthan
Ancien responsable des normes professionnelles de l’Ordre des Experts-Comptables – Co-gérant Métamorphose
Marielle Mathieu
Diplômée d’expertise-comptable – Co-fondatrice de la méthodologie SeMA, associée Métamorphose
Pierre Janot
Avocat au barreau de Grenoble
Jean-Louis Virat
Diplômé d’expertise-comptable, associé Métamorphose
Raja Ulagaoozhian
Expert-comptable, associé Métamorphose
Maurice Coudurier
Ancien commissaire aux comptes
Philippe Arnoux
Expert-comptable
Béatrice Bellini
Maître de conférences, Université Paris Nanterre, Chaire Unesco « Consommation durable et sociétés inclusives »
Pascal Petit
Directeur de Recherche en économie CNRS émérite
Nicolas Praquin
Professeur des Universités – Université Paris-Saclay
Michel Trommetter
Directeur de Recherche à l’Inra
Aude Dubrulle
Consultante
Florian Baudouin
Lauréat du Prix Veblen 2023 pour ses travaux sur les stress tests climatiques – Ingénieur Ensae
Gilles Thomas
Directeur Administratif et Financier, Co-gérant Métamorphose